CHYPRE ANTIQUE

CHYPRE ANTIQUE
CHYPRE ANTIQUE

À l’extrême orient du monde grec et méditerranéen, l’île de Chypre est située à un carrefour de civilisations. Depuis près d’un siècle, l’archéologie y a montré la très haute ancienneté de l’occupation humaine, à l’âge de la pierre, à l’âge du bronze. Comment Chypre devint-elle grecque, comment le demeura-t-elle en dépit des influences diverses et puissantes qui s’exerçaient sur elle? Ces conditions particulières ont donné à l’hellénisme chypriote une coloration originale et un caractère paradoxal: plus marqué par les courants venus d’Asie ou d’Égypte, il s’attarde en revanche davantage aux expressions archaïques, comme s’il y trouvait un moyen de se défendre contre les emprises étrangères. Sa position insulaire a encore ajouté à ces tendances, mettant Chypre relativement à l’abri des grands conquérants continentaux. L’île est ainsi devenue un creuset et un conservatoire de civilisations, façonnant, dans un style grec, un amalgame de tendances orientales qui donne à l’art de Chypre son originalité et son charme.

1. Origines de la civilisation chypriote

Première occupation humaine

Paléolithique

Les origines de l’occupation humaine de l’île de Chypre sont encore obscures. Aucune trouvaille des époques paléolithique et mésolithique n’a été signalée jusqu’ici. L’île présentait cependant d’excellentes conditions de séjour pour l’homme primitif. La faible distance des côtes de l’Asie Mineure et de celles de la Syrie, où des installations de l’homme paléolithique sont connues, aurait permis à celui-ci de franchir aisément les détroits qui le séparaient de l’île. D’ailleurs, par temps clair, au lever du jour et au coucher du soleil, on aperçoit à l’œil nu les contours des côtes opposées. Mais, aussi longtemps qu’aucune recherche accompagnée de fouilles n’aura été entreprise, il serait prématuré de classer Chypre parmi les îles méditerranéennes non habitées au Paléolithique.

Néolithique

En l’état actuel de nos connaissances, l’occupation humaine à Chypre ne commence qu’au Néolithique. Dès cette époque, elle fut assez dense dans toutes les régions de collines et de plaines, où l’agriculture se développa. Cela est attesté par les fouilles de la Mission suédoise entre 1927 et 1932, et surtout par celles qui furent conduites par le Cyprus Museum à Khirokitia, Sotira, Kalavasos et Erimi à partir de 1932. Dès cette période reculée, qui semble avoir commencé au VIe millénaire, selon une analyse au carbone 14, se manifeste l’extraordinaire habileté des Chypriotes anciens dans l’art céramique, et leur goût pour les formes élégantes.

La phase la plus ancienne du Néolithique est caractérisée par l’utilisation de vases en pierre, sans doute concurremment avec celle de vaisseaux en matière périssable, et par quelques tentatives de poterie insuffisamment cuite. Des villages apparaissent, avec de curieuses habitations en forme de tholos , ou pain de sucre, faites de pierres, et dont les superstructures étaient en briques séchées au soleil. Les inhumations, avec squelettes en position contractée, étaient pratiquées sous le sol des maisons.

Au IVe millénaire, la poterie peinte devint d’usage courant; on voit alors apparaître une architecture à demi souterraine, avec plans circulaires et des toits en branches rendus étanches par des enduits de terre glaise, ou encore des maisons de plan rectangulaire aux angles arrondis.

L’âge du cuivre et du bronze

Âge du cuivre

Pendant la première moitié du IIIe millénaire, en particulier à Erimi, non loin de Limassol, la poterie et l’outillage lithique sont encore de type néolithique, cependant que dans les couches les plus récentes apparaissent de petites alènes en cuivre. La civilisation chypriote n’est donc entrée qu’assez tardivement dans l’âge du cuivre et du bronze, période qui débuta dès 3000 environ avant J.-C. sur les côtes voisines si proches de Syrie et d’Anatolie. Un certain conservatisme insulaire semble en avoir été la cause. Cela est d’autant plus surprenant que l’île possède dans ses montagnes de très riches gisements cupriques et que, d’autre part, dès l’époque néolithique, des contacts de plus en plus étroits s’étaient établis avec les pays voisins, comme l’attestent l’architecture de certains de ses villages et l’outillage lithique, ainsi que le décor et la technique de sa poterie peinte – celle d’Erimi en particulier – apparentée à la poterie néolithique de Thessalie. Quelques fragments de cette poterie, en provenance de Chypre, ont d’ailleurs été mis au jour dans les couches chalcolithiques du tell de Ras Shamra (Ugarit) en Syrie septentrionale.

Âge du bronze ancien

L’exploitation des mines de cuivre qui devint par la suite la principale source de richesse de l’île fut, semble-t-il, entreprise sur l’initiative de mineurs anatoliens au cours du XXIIIe siècle avant J.-C.; ceux-ci y répandirent alors en même temps l’usage de leur belle poterie rouge lustrée. Entre les mains des potiers chypriotes, elle prit un développement extraordinaire, notamment dans les régions de la côte nord de l’île, à Vounous-Bellapaïs. Les vases, par leur technique et leur cuisson parfaite, comptent parmi les plus belles créations de l’art céramique de tous les temps. Certaines de ces pièces, combinant plusieurs vases jumelés reliés par des tubes, richement gravés ou ornés d’appliques figurant la déesse mère ou des animaux, étaient destinées aux cérémonies du culte de la fécondité et atteignent près d’un mètre de hauteur. Comme les habitations du bronze ancien n’ont pas encore été retrouvées, nous ne connaissons la civilisation florissante de cette période que par les découvertes, dans les tombes, d’offrandes funéraires. Il est en tout cas certain que le développement accru de Chypre comme principal centre de la production du cuivre dans le Proche-Orient mettait l’île en contact avec tous les pays voisins; les cultures égyptienne et syrienne et, à l’ouest, les produits raffinés de la civilisation minoenne pénétraient à leur tour dans l’île.

Âge du bronze moyen

Après la longue période de développement paisible du bronze ancien, qui se termina au début du IIe millénaire, l’île entre dans la période du bronze moyen; elle est alors soumise à de fortes influences, causes parfois d’agitation, venues du Proche-Orient, de Syrie en particulier, surtout pendant la phase finale qui coïncide avec les mouvements des Hyksos et l’écroulement de la puissance égyptienne du Moyen Empire. Des éléments de population en provenance de Syrie et de Palestine s’établirent alors à Chypre. Ils introduisirent de nouveaux types de poterie à décor peint et un outillage de bronze plus perfectionné.

Les installations de la fin du bronze moyen connues dans l’île, en particulier celles qui ont été mises au jour par la Mission suédoise dans la longue presqu’île du Karpas terminée par le cap Saint-André, dénotent une réelle pauvreté de la population d’alors. Certaines sépultures collectives, qui semblent avoir été aménagées en hâte, manquent complètement d’offrandes funéraires. Cette situation précaire fut sans doute aggravée par des épidémies, l’insécurité et la misère générale.

Âge du bronze récent

L’économie chypriote retrouva sa prospérité à partir du XVIe siècle avant J.-C., grâce à la paix et à la stabilité revenues avec la restauration de la puissance égyptienne, sous l’autorité de pharaons énergiques au début du Nouvel Empire. Les communications entre Chypre et le continent proche-asiatique furent rétablies et le commerce maritime avec les pays du Croissant fertile reprit son essor.

De grands centres urbains se développèrent alors sur la côte chypriote, face à la Syrie et à l’Égypte. Enkomi-Alasia doit avoir été le plus important d’entre eux. Le plan rigoureusement géométrique de la ville paraît inspiré de l’urbanisme du Nouvel Empire égyptien: ses quartiers sont délimités par des rues transversales, distantes l’une de l’autre de 33 mètres exactement, reliées entre elles par une seule artère centrale nord-sud et, le long du rempart, par un chemin de ronde.

À partir de 1450 avant J.-C., ce furent les Mycéniens de Grèce qui installèrent leur commerce dans l’île, installation bientôt suivie d’une mainmise politique des chefs achéens. L’art et la culture de la Grèce mycénienne se développèrent rapidement, sans étouffer cependant le caractère original de la culture chypriote. D’autre part, la richesse de l’île s’accrut grâce aux échanges des produits occidentaux, principalemnt égéo-mycéniens, ou des produits proche-orientaux avec la production de l’île, du cuivre en particulier, sous forme de minerai brut ou manufacturé. Les marchandises étaient accumulées dans les magasins des maisons de commerce d’Enkomi-Alasia et d’autres villes maritimes et commerciales de l’île, comme Kition (l’ancienne Larnaca), fouillée par le Service des antiquités chypriotes. Des entreprises commerciales chypriotes s’établirent même, de façon définitive, dans les ports syriens en face de l’île, à Ras Shamra (Ugarit) notamment, et dans les ports du delta du Nil.

L’île était alors gouvernée par une maison royale qui, grâce à son indépendance et à son isolement insulaire, pouvait se tenir à l’écart de la compétition économique et militaire qui opposa, aux XIVe et XIIIe siècles avant J.-C., les rois hittites d’Anatolie aux pharaons d’Égypte.

Ces derniers, en reconnaissance de la neutralité chypriote, accordèrent aux rois de ce pays le titre de «frère», comme l’atteste la correspondance diplomatique retrouvée accidentellement à Tell el-Amarna. Dès cette période également, les rois de Chypre entretenaient des relations d’amitié, renforcées par des liens matrimoniaux, avec la maison royale dans la capitale d’Ugarit en Syrie du Nord. En cas de crise dynastique, les rois d’Ugarit envoyaient en résidence forcée dans l’île les princes prétendant au trône devenus gênants. Des inventaires très précis retrouvés à Ras Shamra énumèrent le nombre des épouses «nobles», des enfants et des serviteurs qui les accompagnaient en Chypre. Les résidences de ces familles princières furent découvertes pendant les fouilles à Enkomi-Alasia, où elles constituent un quartier spécial. De vastes caveaux funéraires ont été mis au jour dans les sous-sols de ces maisons, construits en belles pierres de taille avec dromos et escalier de descente, type d’architecture syrienne inconnu ailleurs dans l’île à cette époque.

La correspondance des souverains de Chypre avec les pharaons et avec les rois d’Ugarit était, selon les usages diplomatiques en vigueur à cette époque, rédigée en langue babylonienne et en écriture cunéiforme. Mais pour les besoins internes du royaume – fait significatif – les scribes chypriotes avaient inventé un système d’écriture chypriote apparenté aux écritures égéenne et mycénienne. Des tablettes, des sceaux et des rouleaux épigraphiques ainsi qu’une série de curieuses boules gravées de quatre ou cinq signes, ayant peut-être servi au jeu, ont été découverts à Enkomi-Alasia au nord de Famagouste, en assez grand nombre, nouvel argument en faveur de l’identification de ce vaste site avec la capitale de Chypre au bronze récent.

Ces écritures n’ont cependant pas encore été déchiffrées. Il faut sans doute attendre la découverte d’un spécimen bilingue pour que ces documents, les plus anciens de l’écriture chypriote, puissent livrer leur secret.

Les débuts de l’âge du fer

La civilisation mycénienne et chypriote, en plein essor aux XIVe et XIIIe siècles grâce au commerce maritime entre l’Occident égéo-mycénien et le Proche-Orient, disparut brusquement au début du XIIe siècle. Les ruines de la ville d’Enkomi-Alasia présentent des traces de destruction par des séismes violents et des incendies. La grande ville, si active, centre urbain le plus vaste et le plus prospère de l’île, fut abandonnée par ses habitants, qui aimèrent mieux s’installer ailleurs que de relever les ruines de leur capitale. De même, après les tremblements de terre de 1968, les sinistrés de plusieurs bourgades et villages de Perse septentrionale détruits à peu près totalement décidèrent de quitter les lieux pour bâtir de nouvelles maisons plus loin. Le lieu de refuge des sinistrés d’Enkomi-Alasia mycénien n’a cependant pas encore été retrouvé. En revanche, on a pu observer que, parmi les ruines de la ville désertée, certains bâtiments furent réoccupés. Les nouveaux habitants se servaient d’une poterie entièrement différente de celle qui était en usage à la fin de la période mycénienne. D’après les résultats des premières études comparatives, c’est en Grèce continentale, en Crète et surtout dans l’île de Rhodes qu’il faudrait chercher le point de départ de ces immigrants, probablement eux-mêmes réfugiés, qui s’installèrent parmi les ruines de l’ancienne capitale de Chypre, après sa destruction entre 1225 et 1200 avant J.-C. environ. Leur séjour fut d’ailleurs de courte durée et n’a laissé que de faibles traces.

Puis une nouvelle vague d’immigrants, plus importante, déferla sur l’île. Elle apportait une civilisation entièrement nouvelle, caractérisée par l’utilisation des premiers outils et armes en fer. C’étaient, d’après les découvertes faites à Enkomi-Alasia, les Peuples du Nord et de la mer, qui furent ainsi appelés par les historiographes égyptiens du temps de Ramsès III. Selon les inscriptions gravées sur les murs du palais de Médinet-Habou, l’île de Chypre avait été occupée, peu de temps avant l’an 8 du règne de ce pharaon, par des peuples d’origine non sémitique arrivés par mer et par voie de terre, le long des côtes de l’Anatolie méridionale. Ils avançaient vers la Syrie et la Palestine dans l’espoir d’atteindre la vallée du Nil, où ils savaient qu’ils trouveraient des champs dont la fertilité était assurée par les crues régulières du fleuve et ne dépendait pas du régime des pluies comme dans leur pays du Nord. Là, le régime des pluies avait été nettement insuffisant pendant des années, à en juger d’après l’épaisseur des couches de sables éoliens et de terres poussiéreuses qui recouvrent certains sites du mycénien final et d’autres indices archéologiques. Les textes contemporains, provenant de deux sources indépendantes, les inscriptions lapidaires sur les temples d’Égypte et les tablettes des Archives royales d’Ugarit signalent les sécheresses qui sévissaient alors dans de nombreux pays riverains de la Méditerranée orientale et sur ses îles; ils font allusion à des secours en vivres à acheminer d’urgence par terre et par mer. Selon les termes mêmes d’une lettre du roi hittite au roi d’Ugarit, «c’est une affaire de mort ou de vie». Ainsi des populations entières furent obligées de quitter leur pays pour chercher ailleurs de quoi nourrir leurs familles et leurs bêtes.

Parmi ces peuples en migration vers le Proche-Orient et l’Égypte, les Philistins, bien armés et parfaitement organisés militairement, semblent avoir commandé la coalition des envahisseurs en mouvement vers l’Égypte. La progression de leurs bateaux vers Chypre et la Syrie fait l’objet de lettres échangées entre le dernier roi de Chypre ou son Premier ministre et Hammourapi, le dernier roi d’Ugarit avant la disparition de ce royaume au début du XIIe siècle. Selon ces documents retrouvés à Ras Shamra, les royaumes d’Ugarit, de Chypre et d’Amurru avaient élaboré une défense commune de leurs pays et du détroit entre l’île et les côtes voisines, où les vigies avaient signalé la présence de bateaux ennemis. Mais les envahisseurs forcèrent le passage à travers les provinces méridionales de l’Asie Mineure et, devant la menace d’écroulement de l’empire hittite – qui se produisit peu de temps après –, la situation devint si désespérée que le roi d’Ugarit abandonna ses accords avec Chypre et l’Amurru pour éviter, par des tractations secrètes avec les envahisseurs, l’occupation de son pays. Ramsès III, reconnaissant la gravité de la menace, décida d’organiser en hâte une expédition militaire en Amurru afin de barrer aux réfugiés la route côtière vers l’Égypte.

D’après un document historique en cunéiformes de Ras Shamra, une force armée appuyée de chars de combat, sous le commandement d’un général et en accord avec le roi d’Ugarit et les chefs des Peuples du Nord et de la mer, avait pris position aux abords de la vaste baie de Tripoli, où débouche la route de l’intérieur venant du Nord. C’est là que les navires de la flotte des Peuples de la mer voulaient opérer leur jonction avec les colonnes de chars lourdement chargés de femmes, d’enfants et de vivres (d’après les descriptions de Médinet Habou) qui, après avoir contourné la baie d’Alexandrette, avaient pénétré en Syrie par la vallée inférieure de l’Oronte. La rapidité de l’intervention de Ramsès III assura la victoire égyptienne, vers 1180 avant J.-C. Les colonnes ennemies, encadrées par des guerriers philistins, furent surprises en pleine marche et anéanties, tandis que leur flotte, dont les navires à voiles étaient immobilisés par une accalmie de vent, était abordée, dispersée ou coulée par les navires de guerre égyptiens propulsés par des rameurs. Le roi d’Ugarit perdit son trône pour avoir abandonné ses alliés d’Amurru et de Chypre, mais l’île resta aux mains des envahisseurs.

L’occupation de Chypre par les Peuples du Nord et de la mer, et parmi eux les Philistins, est confirmée par les fouilles françaises à Enkomi-Alasia. Au-dessus des ruines de la ville mycénienne, quatre niveaux successifs d’habitations, d’ateliers de métallurgie et de sanctuaires ont été retrouvés et explorés stratigraphiquement. Ils permettent de constater que, pendant leur séjour dans l’île au XIIe siècle et vraisemblablement pendant une partie du XIe, les Peuples de la mer furent soumis à de rudes épreuves dues à des catastrophes naturelles. À la base, deux niveaux d’inondation attestent le retour d’un climat plus humide après les sécheresses prolongées de la période finale du Mycénien, puis deux épaisses couches de décombres proviennent de constructions effondrées à la suite de violents tremblements de terre. Les habitants confièrent alors leurs biens les plus précieux, dont les effigies en cuivre ou en bronze de leurs divinités, à des cachettes aménagées sous le sol des sanctuaires ou des maisons. Certaines ont été retrouvées intactes – leurs propriétaires n’avaient jamais pu venir reprendre ce qu’elles contenaient. Le quatrième niveau, le dernier dans le temps et le plus proche de la surface actuelle, montre que les habitants avaient finalement décidé de quitter la capitale et de déplacer leurs habitations sur des terrains plus proches de la côte, aujourd’hui plantés de forêts d’eucalyptus et de mimosas par l’administration anglaise pour assainir la région où sévissait jusque-là le paludisme. Dans la région de Salamine, des fouilles ont été menées par le Service des antiquités chypriotes et par une mission archéologique française de Lyon.

Entre 1000 et 700, les siècles de l’âge de fer chypriote, apparemment assez prospères, ne sont connus jusqu’ici que par le produit de milliers de tombes pillées par les indigènes avant la constitution du Service des antiquités et explorées depuis lors par plusieurs missions archéologiques. Mais les centres urbains n’ont pas encore été retrouvés, et l’histoire de cette période ne peut encore être reconstituée, faute d’éléments suffisants.

À partir de 1952, entre Enkomi-Alasia et les impressionnantes ruines hellénistiques et romaines de Salamis, les tombeaux des rois de Chypre aux IXe et VIIIe siècles, situés sous d’énormes tumulus que les chercheurs de trésors avaient vainement fouillés, ont été explorés méthodiquement et avec grand succès par le Service des antiquités chypriotes. Ces tombeaux contenaient des chars funéraires tirés par des chevaux immolés sur place et entourés de nombreuses et somptueuses offrandes funéraires de style orientalisant et plus particulièrement phénicien.

2. L’hellénisation de Chypre

Les obstacles

Les conditions géographiques ne semblaient pas prédisposer Chypre à devenir grecque. Bien qu’elle fût une île, dans cette Méditerranée que les marins grecs depuis Ulysse ne cessaient de revendiquer comme leur, elle était située au-delà des îles Chélidoniennes, au large des côtes de Lydie, où en 449 avant J.-C., d’un commun accord, Perses et Athéniens limitèrent la zone d’influence de l’empire d’Athènes; en outre, alors qu’un chapelet d’étapes ponctue la route de Rhodes au continent grec, les navigateurs ne rencontraient plus, jusqu’à Chypre, que l’immensité d’une mer sans escale. Au contraire, tout rapprochait cette île des terres continentales qui encadrent l’angle nord-est de la Méditerranée. À moins de 75 kilomètres de distance, sa côte nord se déroule parallèle au rivage méridional de l’Asie Mineure, depuis les plaines de Pamphylie jusqu’aux rochers de la Cilicie Trachée. La côte sud-est elle-même est parfois à moins de 100 kilomètres de la Syrie et de la Phénicie, où les villes de Byblos, Bérytos, Sidon et Tyr sont les brillants témoins d’une civilisation différente. Les montagnes enfin qui, au nord comme au sud, enserrent la vaste plaine de la Mésorée ne sont que les résurgences des plissements qui bordent les côtes syrienne et anatolienne. Bien plus, seule de tout l’Orient, Chypre fournissait en abondance du minerai de cuivre aux peuples d’Anatolie et de Phénicie qui travaillaient le métal.

Les circonstances de l’histoire ajoutèrent aux servitudes de la géographie. À l’heure où la Grèce, sortie des siècles sombres qui suivirent la gloire de Mycènes, découvrait les éléments d’une civilisation proprement hellénique, des occupants successifs déferlaient sur Chypre: Phéniciens d’abord, avides d’imposer au monde occidental la souveraineté de leur commerce. Pour eux, Chypre était l’étape première, indispensable dans la marche vers l’ouest. Dès la fin du IXe et surtout au VIIIe siècle, ils ont à Kition, sur la côte sud, et, au-delà, à Amathonte, des places de commerce bien implantées. Leur souveraineté pourtant ne s’étend jamais beaucoup à l’intérieur des terres. Les rois de Salamine de Chypre font au contraire partie d’un grand empire quand ils figurent dans les listes des tributaires des rois d’Assyrie. Aussi bien la stèle de Sargon à la fin du VIIIe siècle que le prisme d’Asarhaddon, inscrit à Ninive en 673-672, attestent la suzeraineté de l’empire assyrien. En 612, la chute de Ninive marque la fin de cette domination, mais pour céder la place pendant un siècle encore à la prépondérance égyptienne, effacée à son tour par l’avance perse: une fois de plus, et pour cent ans ou presque, Chypre n’est plus que la marche occidentale de l’empire du Grand Roi. Ainsi, à l’heure où la Grèce des cités était à l’apogée de sa liberté et de sa civilisation, Chypre ne parvenait pas à s’affranchir de la tutelle de l’Orient. Il faudra, à la fin du Ve siècle, une personnalité d’exception comme Évagoras Ier de Salamine pour faire entrer, un moment, les affaires chypriotes dans l’orbite du monde grec. Certes, les rois de Chypre assistent Alexandre dans sa conquête de l’Orient: ils sont à ses côtés au siège de Tyr. Mais l’indépendance grecque n’est plus qu’un mot. Salamine de Chypre pourra bien être l’enjeu des luttes entre Démétrios Poliorcète et le roi d’Égypte; désormais, Chypre ne sera plus qu’une province du royaume des Ptolémées, avant d’être définitivement agrégée à l’empire de Rome.

La présence grecque

En dépit de tant d’obstacles, l’île ne devait jamais cesser d’être grecque. La mythologie déjà la rattachait à l’Occident: venus de la Salamine athénienne, comme Teucros, ou encore d’Argos, ou du Péloponnèse central, les héros, disait-on, avaient le plus souvent débarqué sur la côte nord, le long du Karpas, que l’on appelait «rive des Achéens». Ils avaient ensuite établi des cités, comme Teucros à Salamine ou Praxanor à Lapithos. Légendes, pensait-on, mais qui témoignaient d’une volonté de revendiquer la filiation hellénique et qui se perpétuaient dans le culte des héros fondateurs. Grecque aussi, la langue que l’on parlait dans l’île, dialecte longtemps maintenu sous une forme archaïque, plus proche de l’achéen primitif que des parlers plus évolués du continent, souvent semblable dans ses grands traits au langage dont usaient les montagnards d’Arcadie. Il y avait longtemps, sans doute depuis 1400, que les premiers immigrants étaient venus de l’ouest, mais c’est surtout aux environs de 1100 que les arrivées furent le plus nombreuses, comme en témoigne la céramique de plus en plus abondante que les fouilles mettent au jour : vases d’importation ou, plus fréquemment et de manière plus significative, vaisselle locale décorée à l’imitation des poteries importées. Dès ces années (1150-1050 av. J.-C.), les Chypriotes avaient adopté une écriture syllabique. Une lacune inexpliquée dans la documentation cache la manière dont se fit la transmission de ce langage écrit, mais au VIIe siècle apparaît un syllabaire nouveau; dérivant, semble-t-il du précédent, il restera très longtemps en usage, jusque vers les années 200 avant J.-C., et, à partir de la fin du Ve siècle avant J.-C., concurremment avec l’alphabet grec classique. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes pour la plus phénicienne des îles grecques que d’avoir si longtemps résisté à l’alphabet hellénique directement issu de l’écriture phénicienne, témoignage d’un conservatisme qui est la marque fondamentale de l’hellénisme chypriote.

Cet archaïsme caractérise aussi les institutions, dans la mesure où elles nous sont connues. À l’heure de la cité, en plein Ve siècle, Chypre est divisée en neuf royaumes qui paraissent bien les héritiers des royautés homériques. Il est significatif que, à Salamine vers les années 410, Évagoras ait prétendu descendre en ligne directe de Teucros; les tombes royales qu’une recherche systématique a découvertes depuis 1962 dans la nécropole de Salamine n’ont pas seulement révélé la richesse et la puissance de ces dynasties du VIIIe et du VIIe siècle avant J.-C., elles ont aussi montré une continuité avec les siècles antérieurs, au point que les textes d’Homère apportent le commentaire exact des documents qu’elles renferment. Le cérémonial étrange que les écrits, comme les monuments, attestent à la fin du IVe siècle pour les funérailles de Nicocréon, dernier roi de Salamine, ne résulte sans doute pas tant d’une imitation orientale que de survivances d’un absolutisme archaïque.

Un hellénisme original

Puissance et tradition, telle est la marque de l’hellénisme chypriote à travers les siècles, au moment où les cités du continent grec se disputent l’hégémonie et s’affaiblissent. Au tournant du Ve siècle, si un Évagoras s’honore du titre de citoyen d’Athènes, il demeure que sa seule force suffit, un temps, à mettre en péril l’autorité du Grand Roi sur la Méditerranée orientale. Mieux que les textes, trop rares, les monuments témoignent de l’originalité chypriote. Par leur nombre d’abord: nulle part ailleurs les tombes ou les sanctuaires ne révèlent un tel amoncellement d’offrandes, vases, figurines de terre cuite ou de calcaire tendre. Certes, la grande statuaire fut longtemps plus rare qu’en Grèce même; l’architecture souffrit elle aussi de l’absence de cette matière privilégiée qu’était le marbre des Cyclades ou de l’Attique: les monuments de brique crue rappelaient peut-être davantage les constructions de l’Asie mésopotamienne. Grecs pourtant étaient les dieux à qui l’on consacrait tant de figurines: déesses à la fleur ou à la biche, représentation ou substitut d’Aphrodite ou d’Artémis, déesses de la fécondité et de la nature, ou bien Apollon, dieu de la civilisation grecque, de la musique et de la danse, dont le visage légèrement alourdi prenait un aspect plus oriental, conforme aux épithètes étranges qu’attestent les dédicaces. Un travail de série, une exécution artisanale sont souvent la rançon de cette production massive. La vivacité des couleurs, l’ocre rouge, le bleu virant au noir compensent la médiocrité de l’œuvre et confèrent aux figurines chypriotes un caractère exotique qu’accentue la diversité des influences orientales: yeux allongés en amande largement encadrés de sourcils noirs, longue barbe à l’assyrienne, telle qu’en montrent encore les processions des palais achéménides, lèvres minces, ironiques ou cruelles, où reparaissent des traits sémites. L’originalité de la production locale se manifeste encore dans l’exubérance des coiffures féminines, hautes coiffes couronnées de sphinx et de lotus, visages où l’archaïsme persiste dans la surcharge des bijoux et des boucles. Ce traditionalisme n’exclut pas pour autant la recherche expressive d’un art créateur. Tel visage juvénile des années 470, auquel une couronne d’olivier confère un charme étrange, porte en lui toute la grâce de l’Ionie.

L’énorme masse de la production céramique offre les mêmes caractères: l’argile locale ne présente pas la finesse ou la résistance de l’argile attique et Chypre ne connaît pas l’irremplaçable vernis noir, gloire des potiers athéniens. Tout au long des siècles, cependant, les fabricants chypriotes conservent la multiplicité des formes et des décors dont certains datent de l’âge du bronze; dans ce travail de série, souvent imparfait et gauche, le nombre, la désinvolture même suppléent au raffinement et une sorte d’humour exprime à travers l’œuvre une certaine joie de vivre.

Peut-être est-ce en définitive le trait le plus marquant de la civilisation hellénique sur le sol de Chypre. Son isolement ne fut jamais une solitude: les peuples se croisaient sur son sol, apportant chacun des éléments nouveaux, mais sans jamais altérer fondamentalement l’hellénisme premier. Au contraire, par une manière de réflexe de défense, les traditions se maintenaient sans rupture à l’abri des grandes vagues d’invasion qui balayaient les continents, comme si l’usure des siècles avait été, là, moins destructrice. Certains voulaient que Chypre eût été la patrie d’Homère. Pieux mensonge assurément du patriotisme local, mais qui prend ici une signification particulière: par leur langue, comme par leurs créations artistiques, les Chypriotes du Ve et du IVe siècle restaient plus proches de l’épopée que leurs frères du continent. On a pu y voir un effet du provincialisme propre à un canton écarté de la Grèce; il semble plutôt que ce soit la marque d’une jeunesse créatrice mieux gardée et d’une volonté de rester soi-même au contact des civilisations plus puissantes venues de l’immense Asie. Dans sa profusion, dans sa fidélité à soi, l’hellénisme de Chypre apparaît ainsi à travers les siècles, parfois comme un défi, parfois comme un acte de foi en sa destinée, toujours comme une manière grecque d’appréhender la vie, d’en traduire à la fois la richesse et la joie.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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